Sans doute elle existe au coin de chaque école, cette boulangerie... ou cette épicerie... qui vend aussi sandwiches et sucreries aux écoliers.
Là où on va chercher un peu de réconfort après une après-midi trop longue à la garderie, ou une petite récompense sucrée pour une très bonne note. Là où les enfants vont dépenser, les yeux brillants de fierté, les premières piécettes jaunes de leur "argent de poche". Là où on passe en courant le matin chercher un goûter ou un yaourt pour la collation "
c'est le jour du produit laitier, on avait oublié"!
Je me souviens fort bien de celle de mon enfance, qui n'était pas aux portes de l'école mais bien à quelques pas de chez nous. La patronne était Mme Michaux, dans mon souvenir, elle a des cheveux bruns frisottants, un tablier bleu de ménagère, un bon sourire et de grandes lunettes.
(J'ai rencontré il y a peu une Mme Michaux dans le cadre du boulot. Jeune et proprette , elle ne cadrait pas vraiment avec ma "Madamichaux" à moi et devait se demander pourquoi je lui souriais avec nostalgie ...)
Il y a bien sûr aussi l'immonde et inoubliable Miss Pratchett de Roald Dahl, dans
"Moi Boy" et le mémorable "coup de la souris"...
Au coin de notre école, l'épicerie s'appelle "Bij Pol"
(en flamand dans le texte, "Chez Pol", donc). On y trouve de tout depuis les lacets de chaussures aux gobelets en plastique, des conserves, du fromage râpé, des fruits et légumes... des surgelés pour dépanner les soirs où il est vraiment trop tard, ou une baguette qu'on couvrira de choco à la maison...
Mais on y vend, surtout, DES BONBONS. Des bonbons qu'ils choisissent si soigneusement que ce pourrait être un peu ridicule, si ce n'était pas aussi attendrissant. Pour éviter les discussions sans fin, à chaque passage devant l'épicerie, matin et soir, nous avions décrété le vendredi "Jour des Bonbons" quand Gilles était en classe d'accueil, il y a dix ans
(dix ans?!!!). Le temps a passé, le rituel est resté. Je crois bien que les enfants ont appris les jours de la semaine surtout pour savoir combien de temps il fallait encore attendre "jusque vendredi"...
"c'est vendredi aujourd'hui?" "euh non, mardi... il reste encore trois jours..."
Chaque vendredi donc, les enfants choisissent donc chacun quatre bonbons, qu'ils posent dans un petit bol en plastique jaune ou orange avant le passage sur la balance et ils ressortent avec leur précieux petit sachet
(pourquoi 4? euh... parce que, c'est tout...Bon dans la vie on n'explique pas tout, hein? ) Attention, ça demande parfois discussion, ces quatre bonbons, parce que quatre, en principe, c'est quatre petits... ou deux gros... ou un gros et deux petits... toutes ces mesures étant très relatives, ça entraîne nombre de délicieuses négociations.
Je me souviens que pour fêter les naissances de Romane et Félix, ils ont pu acheter chacun NEUF bonbons, un par mois où on avait attendu le petit dernier. Une permission exceptionnelle qui s'inscrivait bien dans la rayonnante euphorie de ces naissances. :-)
Avec le temps, les épiciers nous connaissent bien, bien entendu. Oh, nous ne sommes pas les seuls!
"Monsieur et Madame Pol" comme disent les enfants, tous deux flamands mais parlant français toute la journée avec leurs clients, se font un honneur de connaître tout le quartier, les enfants des trois écoles qui entourent leur épicerie
(oui oui, ils ont choisi un coin stratégique!), le personnel de la bibliothèque-en-face, les ouvriers du chantier voisin, les employés de bureau, les ados de l'école secondaire, qui passent chercher qui un sandwich, qui un esquimau glacé, ou des cigarettes, des bonbons, un kilo de pommes ou une bière fraîche. Autour d'eux dans la grande ville se crée une ambiance de quartier, presque de village.
Madame "Pol", donc, préfère tout de même se faire appeler par son propre prénom de Kristel, mais sourit aux enfants qui ont pris cette habitude. Au moment de la coupe du Monde de foot, elle vendait bien sûr les autocollants à collectionner, mais surtout avait sa propre boîte de cartes à échanger, ce qu'elle faisait les yeux dans les yeux avec chaque enfant intéressé, dans le plus grand sérieux. Elle élève parfois la voix quand il y a trop de désordre et d'agitation mais je l'ai déjà vue aussi fermer les yeux avec un clin d'oeil pour un chapardage de sucette...
Mardi, Mme Pol s'est rendu compte que les sandwiches commandés pour Martin et Romane étaient restés oubliés sur le comptoir... A midi, craignant qu'ils restent sans manger, elle les a confiés à une institutrice de l'école qui passait elle-même se ravitailler. Son attention, sa gentillesse spontanée m'ont touchée.
Quelques heures plus tard, j'ai appris qu'elle était malade. Que la fermeture de l'épicerie cet été ce n'était pas pour aller à la plage mais pour des traitements, pour mener la bataille contre un vilain crabe... Et que derrière son sourire aujourd'hui, de sept heures trente à dix-neuf heures, six jours sur sept, au comptoir de l'épicerie, il y a ce combat qui se poursuit. J'en suis émue bien sûr, attristée et en même temps je reste pleine d'espoir car il est devenu un peu intemporel, ce lieu, pour nous. Une institution, un pilier de notre quotidien, en quelque sorte. Et je n'imagine pas que Félix -qui a déjà tout compris et, quand on passe devant
Bij Pol, répète déjà, plein d'espoir "Bom'bon? Bom'bon?"- arpente l'année prochaine les trottoirs de l'école sans ce petit rituel du vendredi...
Héhé... demain c'est justement vendredi, hein? Alors on passera chez Pol, c'est sûr. Et on essayera d'avoir le coeur moins serré parce qu'on croisera les doigts.
Que ce vendredi vous soit doux !